Par Pauline Petit. Publié le 27/10/2022 10 min
Dénonçant l’inaction face au changement climatique, les militants écologistes multiplient les actions au musée. À la croisée du happening et de la désobéissance civile, ce vandalisme non-violent s’inscrit dans une tradition et interroge sur l’art, urgent mais délicat, d’éveiller les consciences.
La menace n’est pas la bourse ou la vie, mais l’art ou la vie. Le 14 octobre dernier, des militants de l’ONG britannique Just Stop Oil lançaient une soupe à la tomate sur les Tournesols de Van Gogh exposée à la National Gallery de Londres, une toile protégée par une vitre. Avant que la sécurité n’intervienne, les deux activistes ont collé leur main à la cimaise et lancé leur appel : « À cause des prix du gaz qui flambent, des millions de familles britanniques ne vont pas pouvoir faire chauffer une brique de soupe cet hiver. Seule la résistance civile peut nous permettre de sortir de cette crise – il est temps de se lever et de défendre ce qui est juste. Qu’est-ce qui a le plus de valeur, l’art ou la vie ? »
Diffusée sur les réseaux sociaux, la scène a été vue et partagée des millions de fois dans un méli-mélo de commentaires plus ou moins outrés. Si bien que le récent traitement médiatique de ces événements donne depuis l’impression que l’action fait des émules – ce week-end, c’est dans un musée de Potsdam que deux militants du groupe Letzte Generation ont jeté de la purée de pommes de terre sur un tableau de Claude Monet, également protégé par une vitre -, alors même que la pratique, comme l’urgence écologique, ne sont pas nouvelles. Mais pourquoi donc s’en prendre à une œuvre d’art qui n’y est pour rien dans l’inaction climatique ? Censée pointer l’absurdité de la démarche, la question des contempteurs tombe peut-être pile là où veulent nous emmener ces écologistes : dénoncer le « deux poids, deux mesures » entre l’émotion suscitée par le geste et le peu de réactions soulevées par la dégradation de la planète. De l’art délicat d’éveiller les consciences, à la lisière du happening et de la désobéissance civile.
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15 minutes de célébrité pour la cause écologique
« Que vous l’aimiez ou non, notre action « soupe et Tournesols » a suscité un débat à travers le monde entier. En combinant Warhol, Van Gogh et Mary Richardson, Phoebe et Anna [les deux militantes de cette action] ont énervé des millions de personnes », communique l’association Just stop oil sur ses réseaux sociaux. Devançant les procès en légitimité, lesquels portent principalement sur l’efficacité de ce type d’actions pour alerter sur l’urgence de la crise climatique (en l’occurrence, la demande de l’arrêt du recours massif aux hydrocarbures), les activistes inscrivent leur démarche dans une double filiation : celle de l’histoire de l’art et celle de la désobéissance civile.
Mais qu’est-ce que cette action a à voir avec de l’art ? On peut en effet penser à Andy Warhol, pour le motif du bocal de soupe qu’il avait fait entrer au musée – les esthètes les plus tatillons auraient préféré que la soupe étalée sur l’œuvre de Van Gogh soit une Campbell et non une Heinz – mais peut-être davantage encore pour le prophétique « quart d’heure de célébrité » et coup d’éclat médiatique que ces jeunes militants ont su provoquer pour mettre en lumière leur cause, suivant les préceptes du prince du pop art.
S’il a rencontré un écho certain, leur appel a-t-il été pris au sérieux ? Relayant l’émoi des internautes, plusieurs médias se sont plutôt mis à interroger le niveau de surveillance des musées pour éviter ces incidents. À croire, effectivement, que l’image des toiles dégoulinantes choque plus que celle des devantures peinturlurées d’un concessionnaire Aston Martin auquel s’en sont pris les activistes de Just stop oil la même semaine ; elle paraît plus « injuste ». On pensait pourtant, depuis Walter Benjamin, que l’aura de l’art, ce rayonnement conféré aux œuvres imposant à ceux qui les contemplent une certaine distance, une attitude de recueillement respectueux, avait disparu, mise en crise par les techniques de reproduction mécanique des œuvres et leurs nouveaux canaux de médiatisation. Il aura donc fallu attendre la destruction de la planète pour remédier au déclin de cette aura chez les conservateurs soudainement férus d’art, dénoncent ces jeunes militants. « Le monde vit une catastrophe climatique, et tout ce qui vous inquiète, c’est une soupe à la tomate ou de la purée sur un tableau », accusent les membres de Letzte Generation, mains collées sous la toile de Monet.
Et en termes de chefs-d’œuvre remis au goût du jour (ou à l’agenda médiatique) par un potage, nous avions l’embarras du choix : les Meules de Monet le 23 octobre ; les Tournesols de Van Gogh le 14 octobre, Le Massacre en Corée de Picasso le 9 octobre ; les Pêchers en fleurs de Van Gogh le 30 juin ; La Charrette de foin de John Constable, recouverte d’une impression représentant la version contemporaine asséchée de ce paysage le 4 juillet ; ou encore le somptueux Laocoon au musée du Vatican le 18 août, statue de ce prêtre qui, selon la mythologie grecque, tenta en vain de mettre en garde ses compatriotes contre le cheval de Troie… En performant devant ces œuvres l’alternative « l’art ou la vie ? », les activistes de Just stop oil, d’Extinction Rebellion ou d’Ultima Generazione nous font alors songer à une autre ascendance artistique, celle de Robert Filliou, proche du mouvement Fluxus, à qui l’on attribue le célèbre aphorisme : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». Encore faut-il qu’il y ait de la vie, répondent les lanceurs d’alerte de ces mouvements écologistes.
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De l’iconoclasme pacifiste au vandalisme non-violent
Car contrairement à ce qu’écrivent certains éditorialistes, loin de « détester Van Gogh », ces militants en connaissent le prix. « Ils font semblant de s’en prendre aux œuvres d’art », insiste l’historien de l’art Bruno Nassim Aboudrar dans les Matins de France Culture. Sûrement faut-il croire au pouvoir de l’art pour s’en servir ainsi (et la foi tient ici à une vitre). « Ils savent bien sûr que le tableau est innocent et que l’œuvre est protégée », commente Bruno Nassim Aboudrar. Essentielle, cette donnée inscrit leur geste de façon tout à fait particulière dans son rapport à l’histoire de l’art, comme à celle de l’activisme politique.
Elle engage d’abord à distinguer deux attitudes d’action « contre » – ici, au sens à la fois du contact véritable et de l’acte de destruction symbolique – les œuvres d’art : l’iconoclasme et le vandalisme. Le premier, rappelle l’historien de l’art, s’en prend à ce que dénote l’œuvre : « Un iconoclaste va par exemple détruire une image qui représente Jésus parce que Jésus est en partie cette image ». Au contraire, dans le vandalisme, c’est la connotation de l’œuvre qui est visée. « On détruira une image pour sa valeur financière, parce qu’elle évoque le pouvoir ou qu’elle plaît à beaucoup de monde », poursuit Bruno Nassim Aboudrar. Ou, puisque le vandalisme est né lors de la Révolution française, les biens qui appartiennent au clergé et à la noblesse. Il y a d’ailleurs dans le vandalisme un lien très fort avec l’émergence du patrimoine en son sens moderne, soit le passage de l’idée de collection privée des œuvres d’art à celle d’ensemble de biens d’intérêt commun qu’il faut préserver et protéger. « Je créai le mot pour tuer la chose », déclare l’abbé Grégoire, en 1794, lorsqu’il trouve le terme de « vandalisme » pour décrire les destructions de ces biens.
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Dans le cadre de nos activistes contemporains, l’intention n’est pas véritablement iconoclaste, « il n’y a pas de lien, ou il est très ténu, entre la représentation des œuvres ciblées et le geste qui consiste à l’humilier en lui jetant de la soupe ou de la purée », explique Bruno Nassim Aboudrar. On peut bien sûr, en sémiologue, en solliciter. On remarquera ainsi que les actions de ces militants écologistes qui défraient la chronique concernent surtout des œuvres qui représentent des paysages de nature, des rivières, des fleurs… Comme si, au-delà de l’œuvre « appât », les militants voulaient signifier que, si nous continuons d’être aveugles à l’urgence climatique, nous risquons de perdre la possibilité d’admirer ces vues en dehors d’un musée.
À la National Gallery de Melbourne en octobre 2022, les membres d’Extinction Rebellion ont choisi d’expliciter ce choix, en déployant devant Massacre en Corée de Picasso une banderole portant l’inscription « Chaos climatique = guerre + famine ». L’organisation a ainsi justifié son geste : « Ce tableau montre les horreurs de la guerre (…). La détérioration du climat va entraîner une augmentation des conflits dans le monde. » Mais c’est bien plus pour ce qu’ils représentent culturellement et symboliquement que ces objets ont été élus : ces œuvres sont… Connues. Leur statut particulier comme leur célébrité les rendent dignes d’intérêt ; un respect collectif et un soin dont ne ferait pas l’objet notre environnement dénoncent les activistes.
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Au contraire, en menant ces actions de « vandalisme » spectaculaires, les militants redoublent d’inquiétude et, paradoxalement, de soin. Souci des conséquences des actions humaines sur la viabilité de notre planète, mais également des œuvres d’art jalousement protégées, puisqu’ils agissent en tenant compte du dispositif qui préserve l’œuvre. « Répétons-le, il n’arrive rien aux œuvres, insiste l’historien de l’art. Les activistes choisissent un espace symbolique particulièrement investi, qui est un espace de conservation et qui est le musée ». Cela offre, d’une part , »un beau décor » à ces gestes médiatiques, ces images de musées investis par la cause écologique à travers le monde qui se propagent sur Internet. D’autre part, cela accompagnerait un message plutôt simple, liant le lieu de l’action à la cause défendue : « Je pense qu’ils s’en prennent à un lieu de conservation, parce qu’on n’est pas capable de conserver les espaces naturels ».
C’est là qu’intervient la filiation avec la désobéissance civile. « Par définition, la désobéissance civile, c’est une action non-violente qui entend interpeller l’opinion publique et a pour ambition de dénoncer une injustice ou le sentiment qu’une loi est inique », explique sur France Culture Sylvie Ollitrault, directrice de recherche au CNRS, co-autrice de La désobéissance civile (Presse de Science-po, 2012) et de Militer pour la planète : sociologie des écologistes (PUR, 2008). La violence de l’acte varie. Le curseur est souvent bas, conformément aux préceptes des figures phares du mouvement, Gandhi ou Martin Luther King, poursuit Sylvie Ollitrault : « On observe une certaine attitude l’égard des forces de l’ordre, principalement le fait d’assumer ses actes, de ne pas opposer de résistance, ou alors de la résistance passive, et donc de pouvoir être arrêté et aller même jusqu’au procès ».
Bien sûr, le vandalisme militant, procédé traditionnel de l’histoire de l’art, n’a pas toujours laissé indemne ses otages. En juin 1985, au musée des Beaux-Arts de Zurich, un jeune homme brûle le portrait du roi Philippe IV d’Espagne peint en 1628 par Rubens. Un acte isolé. Arrêté, le pyromane déclare que son but était de détruire la toile de maître pour « protester en faveur de la protection de l’environnement ».
Autre exemple célèbre, mais au service d’une autre cause politique, la Vénus au miroir de Vélasquez tailladée en 1914, à la National Gallery, par Mary Richardson (image ci-dessus). Citée par les activistes de Stop Just Oil aujourd’hui, cette Canadienne de 25 ans luttait pour l’égalité et le droit de vote des femmes en Angleterre, lequel ne s’exercera que partiellement en 1918. Avant, elle avait bien tenté les manifestations, et même une grève de la faim, mais rien n’eut l’écho de ce corps-à-corps avec la charismatique Vénus du maître baroque. Le pays s’indigne. « La suffragette Mary Richardson, activiste notoire (…) a attaqué le tableau avec un petit hachoir à la lame longue et aiguisée semblable à celle des instruments utilisés par les bouchers, et en quelques secondes, elle lui a infligé des blessures aussi graves qu’irréparables. Suite à cet outrage, les portes de la National Gallery resteront fermées jusqu’à nouvel ordre », peut-on lire dans The Times, le 11 mars 1914. Pour toute réponse, Mary Richardson déclara :
« La justice est un élément de la beauté plus encore que les couleurs ou les dessins sur une toile. »
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De l’efficacité des actions militantes en terrain artistique
En médiatisant leur lutte, son caractère urgent, sur les plates-bandes de l’art, les activistes ont suscité des réactions contrastées. La désapprobation, en particulier, s’est exprimée d’au moins deux façons : certains, en rejouant avec plus ou moins de mauvaise foi le conflit des générations, estiment que l’acte de ces jeunes militants est irrespectueux et inutile ; d’autres, que la cause était juste, mais que la manière est, au mieux, contre-productive, au pire, décrédibilisante. « Y compris au sein des mouvements écologistes, les positions ne sont pas uniformes, commente Sylvie Ollitrault. Il y a un clivage générationnel, que l’on n’observe pas seulement dans l’opinion publique, mais aussi entre les militants ». Certains craignent de perdre le soutien d’une partie de l’opinion publique dans le mouvement social pour la protection de l’environnement. La sociologue américaine Dana Fisher, membre du GIEC, a étudié les récents effets de l’activisme climatique. Au sujet des jets de soupe sur des œuvres d’art, elle considère que « ce type de tactiques ne fonctionne pas pour changer les esprits « , que les médias s’y sont habitués et que la réflexion ne va finalement pas beaucoup plus loin.
À réécouter : La désobéissance civile
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Dans un long post de blog, le militant Charles de Lacombe, membre des associations Alternatiba et des Amis de la Terre, et Nicolas Haeringer, auteur de Zéro fossile. Désinvestir du charbon, du gaz et du pétrole pour sauver le climat (Les Petits matins, 2015), nuancent la discussion. Selon eux, le changement tactique mérite d’être discuté. Les actions ne devraient-elles pas être plus explicitement liées à ce qu’elles entendent dénoncer ? « Nous bloquions les entreprises de combustibles fossiles, occupions des mines de charbon ; décrochions des portraits officiels d’Emmanuel Macron, écrivent-ils. Lorsque nous sommes entrés dans les musées, nous l’avons fait pour dénoncer les liens financiers existant entre les institutions culturelles et les entreprises d’énergie fossile. Dans les années 1990, quand les militants d’Act Up jetaient du faux sang, ils ne le faisaient pas dans un musée, mais dans les bureaux de Big Pharma ou devant les responsables des politiques de santé publiques ». Tout en reconnaissant cependant que cette action n’est pas complètement déconnectée de son message : il n’est pas anodin de choisir la soupe pour dénoncer le fait que la crise énergétique et alimentaire empêche tant de personnes de se chauffer dignement ou de manger correctement, et que cela est lié à l’industrie des énergies fossiles.
Cependant, nombre de chercheurs et de scientifiques saluent sans ambages ce genre d’actions. Peter Kalmus, astrophysicien devenu climatologue rattaché à la NASA en 2012, décrit le happening des Tournesols comme « visionnaire ». Alors que « nous sommes à mi-parcours d’un effondrement irréversible de la Terre alimenté par les combustibles fossiles qui, s’il est ignoré, entraînera l’effondrement de la civilisation, écrit-il sur ses réseaux sociaux, la société ne fait qu’ignorer la situation, pire, elle l’accélère ». Les activistes du climat, dans un acte « audacieux de désespoir, brisent le somnambulisme collectif », commente-t-il longuement, avant de conclure : « Il n’y a pas d’art sur une planète morte ». Finalement, c’est le même son de cloche pour les militants écologistes Charles de Lacombe et Nicolas Haeringer qui interrogent pourtant la pertinence de ces actions :
« Nous devrions écouter le message plutôt que de regarder la soupe pulvérisée sur du verre pare-balles dans l’un des musées les plus sécurisés au monde. Même si nous nous sentons en désaccord avec cette action. Sinon, nous n’aurons que peu de raisons de contempler et de nous émerveiller devant le génie créateur : nous n’aurons que nos yeux pour pleurer sur l’ingénierie destructrice. »
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« Nous devrions écouter le message plutôt que de regarder la soupe pulvérisée sur du verre pare-balles dans l’un des musées les plus sécurisés au monde. Même si nous nous sentons en désaccord avec cette action. Sinon, nous n’aurons que peu de raisons de contempler et de nous émerveiller devant le génie créateur : nous n’aurons que nos yeux pour pleurer sur l’ingénierie destructrice. »
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